Plaidoyer pour une littérature effractive
La véritable littérature est celle qui débarque en nous sans crier gare. Tonitruante, invasive, elle surgit et ne nous laisse pas le choix : nous ne pouvons que nous soumettre. Chacun lui donnera la définition qu'il souhaite (quitte à se réfugier dans des sinuosités tautologiques), mais un facteur semble primordial, pour ne pas dire incontestable : il s'agira d'une reconnaissance. Qu'elle découvre notre existence et mette à terre nos moyens de défense à travers un alexandrin de Racine ou l'incipit d'un roman de gare, qu'on la rêve et s'y projette lors de nos années de collège ou qu'il faille attendre le seuil de la mort pour entendre son bruissement dans une phrase ultime, le facteur est le même : sera littéraire le texte, la phrase, le mot qui nous révélera à nous-même.
On ne sort pas intact d'une véritable lecture. Intus et in cute (Perse), elle nous pénètre et nous dévoile. Rien ne peut l'en empêcher. Quoi que l'on tente (procrastination ? faux-semblants ? cacher ce sein... ?), quoi que la société fasse pour nous en préserver ou nous en détacher (flux numérique ? course contre le temps ? conventions de classe ?), celui qu'elle touche n'amasse pas mousse. Le voilà pro-jeté à jamais. Sans cesse entretenue comme le foie de Prométhée, la plaie sera à vif et il n'y aura remède. Le livre est avide et l'auteur chirurgien : comme une incision, les mots nous submergent et pour un instant nous rendent à la vue. Nous n'aurons dès lors de cesse, pauvres hères, de tenter d'en définir la véritable essence : remembrance ? fantasme ? reconnaissance ? Peu importe. Les vraies questions sont ailleurs : pourquoi ce texte et pas un autre ? pourquoi lundi et pas hier ? pourquoi si tard et si soudain ? Aucune réponse viable n'est possible ; toute définition restera insuffisante, tant il est vrai qu'il est vain de vouloir expliquer l'inénarrable : une image surgie d'entre les lignes, un mot qui résonne sans qu'on en sache la cause, une phrase qui résume à elle seule l'expérience entière d'une destinée... Peu importe, le mal est fait.
J'en prends mon parti : je suis à la littérature et je lui dois la vie.